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Bravo à Régis Jauffret !

Bravo à Régis Jauffret !

Auteur de nombreux romans, comme par exemple « La Ballade de Rikers Island » (2014) ou encore « Claustria » (2012), pour ne citer que les plus récents, Régis Jauffret a publié récemment « Bravo ». Un bouquin qu’il faut lire.

Dans la vie, il y a deux sortes de livres : ceux qu’on lit sans grand entrain, parce que l’on y est obligé ou parce qu’il faut bien passer le temps quand celui-ci s’éternise durant une longue après-midi ; ceux que l’on dévore, en les lisant tout de go, c'est-à-dire en ne les lâchant pas avant d’en avoir consommé jusqu’à la dernière ligne.

Ne coupons pas les cheveux en quatre : le dernier bouquin du délicieusement atroce Régis Jauffret, Bravo [1], relève assurément de la seconde catégorie. En effet, une fois qu’on l’a commencé, on ne repose son petit dernier qu’après l’avoir entièrement lu, du début à la fin. Et là, peu importe que Régis Jauffret nous ait un petit peu arnaqué, en laissant à penser dès la couverture que Bravo était un roman, alors qu’il s’agit en réalité d’un recueil de nouvelles rédigées avec une plume trempée dans le vitriol, mettant toutes en scène une myriade de personnages vieux ou vieillissants. L’écriture de Jauffret est telle, ses fulgurances sont tellement stimulantes, qu’on lui pardonne vite de s’être d’une certaine façon joué de nous en nous fournissant un contenu ne correspondant pas à ce que promettait le contenant, c'est-à-dire un roman.

Vous l’aurez compris, à ce stade, votre serviteur n’en est plus à se demander s’il faut lire ou non le dernier Jauffret. Pour lui c’est évident, tout amateur de littérature, s’il est vraiment digne de ce nom, doit se procurer ce livre, y compris par des moyens légaux, ceci pour le lire dare-dare.

Non, la question qu’il se pose est plutôt la suivante : Jauffret qui, à lire l’espèce de préface précédant les seize nouvelles qu’il nous décoche à bout portant, a semble-t-il souhaité rendre « hommage aux êtres qui on dépassé le cap de la soixantaine et habitent désormais ce continent gris peuplé d’humains d’hier que dans [sa] jeunesse on appelait les petits vieux » [2], n’a-t-il pas au contraire cherché à les étriller au point de susciter la haine et la rébellion de ceux qui, sous sa plume féroce, apparaissent comme leurs victimes, c'est-à-dire les jeunes ?

On est franchement en droit de se le demander, surtout lorsqu’on tombe sur ces lignes, que votre serviteur ne résiste pas à l’envie de vous faire découvrir, en guise d’avant-goût : « Jeunesse haletante, souriante de veulerie, l’angoisse de l’avenir la fouettant comme poneys de cirque. Faite d’ilotes d’un monde possédé par des vieillards hypocrites qui les adulent pour mieux leur aspirer la pulpe. Pleutres petites électeurs serviles sorties de leurs mères comme pantins de l’isoloir, incapables de massacrer leurs ascendants pensionnés qui depuis la soixantaine traversent la vie en vacanciers. Des godelureaux qui hypothèquent leur quotidien en payant la pension de leurs aînés afin que perdurent les privilèges jusqu’à l’époque où ils pourront enfin faire valoir leurs droits et devenir eux aussi de coûteux fainéants atteints de maladies incurables dont, ruinant la société en vaines thérapeutiques, ils mettront des années à mourir en renâclant. La démocratie est la providence des vieux. Les urnes rotent leur voix tant elles en sont cafies. Députés et présidents les fellationnent, les gamahuchent, alors que les actifs doivent se contenter en cas d’accident social de la baffe du minimum vital qu’on leur flanquera à la gueule de peur que trop affamés ils ne cassent les banques. Le suffrage universel nous préserve des révolutions et des coups d’Etat fomentés par de jeunes salopiots comme Bonaparte, Saint-Just ou Che Guevara qui n’aura eu pour descendance que des Tee-shirts. (…) En réalité, les vieux ne se révoltent jamais. Ils font des caprices, symptômes d’une extrême fatigue qui les écrasent après quelques minutes d’exaltation » [3].

Vu sous cet angle, la prose de Jauffret n’est-elle pas effectivement un appel au sursaut de la jeunesse face à une « vieillesse [qui] devient d’autant plus répugnante qu’elle vit davantage, dispose de plus d’années pour se délabrer à son aise » [4], pour ne pas dire un appel au meurtre ?

Pour le dire, pour dire si Jauffret a bel et bien tenté d’intenter un procès aux « vieux » et à leur vieillesse et déterminer si un tel procès n’est pas infondé ou outrancier, le mieux est encore de lire Bravo. Mais dans tous les cas, quelque réponse que l’on donnera à nos précédentes questions, une chose est à peu près d’ores et déjà sûre : vous ne verrez plus la vieillesse du même œil qu’auparavant, cette vieillesse qui, sous le plume de Régis Jauffret, apparaît fort semblable à ce qu’en disait Chateaubriand, qui voyait en elle « un naufrage ».

 

[1] Régis Jauffret, Brav, Seuil, 2015, 278 p, 20 euros

[2] p 7

[3] pp 231-232

[4] p 230