Chalon sur Saône
Le coup de coeur de Gibert Chalon : un net penchant pour... "La Terre qui penche", de Carole Martinez
Publié le 27 Novembre 2015 à 20h53
Il n’est pas toujours évident de sélectionner LE livre, LE CD, LA bande-dessinée que, en fonction de notre budget, l’on s’autorise parfois à acquérir, ceci pour se détendre, voyager, réfléchir, rêvasser. En effet, face à une offre toujours plus pléthorique, comment faire le bon choix ? Pour vous aider, Info-Chalon et la librairie Gibert Joseph ont décidé de travailler de concert. C’est pourquoi vous trouverez désormais sur votre site d’information en ligne préféré « Le coup de cœur de Gibert », rubrique culturelle entièrement consacrée aux dernières nouveautés en matière de livres, CD, DVD.
« Que lire en ce moment ? » C’est la question que j’avais posée il y a quelques temps à Delphine Travanca, de la librairie Gibert Joseph, à Chalon. Cette dernière avait alors dégainé, tel Lucky Luke, le dernier roman de Carole Martinez : La Terre qui penche. Pas le dernier Christine Angot. Pas le dernier Nothomb. Non. Le dernier…Martinez. C’est-à-dire, pour moi, le nom d’une illustre inconnue, au mieux le nom d’un lieu très prisé de celles et ceux qui, chaque année, se rendent au Festival de Cannes, pour y voir « en exclusivité » le pire (mais parfois aussi le meilleur) du cinéma.
« C’est bien ? », ne puis-je m’empêcher de lui demander. Bien sûr, parce qu’elle est polie, éduquée, Delphine Travanca ne m’a pas fait une réponse à la Jean-Marie Bigard dans l’un de ses plus célèbres sketches, en dehors de La Chauve-souris. Mais j’ai bien senti, en croisant alors son air d’avoir deux airs, que ce n’était pas l’envie qui lui manquait de me répondre un « Non, non c…ard. Je te le recommande mais ça vaut même pas un pet de lapin ! » Après tout, il faut l’avouer, ma question était tout de même un peu… conne. D’où celle qui suivit immédiatement, pour tenter de conserver un peu de crédibilité :
- « De quoi ça parle ? »
- « D’une petite fille, Blanche, morte à l’âge de douze ans. L’histoire se déroule au Moyen-Âge. Elle est racontée d’une façon très originale : une sorte de dialogue entre Blanche enfant et son âme. Et avec une écriture sublime, comme toujours avec Carole Martinez. »
Une petite fille qui bouffe les pissenlits par la racine prématurément… Une petite fille qui parle avec son âme comme le petit garçon voit des morts dans Le Sixième sens… Et, cerise sur le gâteau, le tout se passe au Moyen-Âge, une époque que je fuis comme la peste tellement ça m’emmerde les histoires de seigneurs, de troubadours, de Chevaliers de la Table Ronde, de manants qu’on brûle en place publique pour accointances supposées avec le Malin… Autant vous dire que, sur ce coup-là, le conseil de lecture de Delphine Travanca, dont j’avais l’impression qu’il me condamnerait à passer de longues heures dans une ambiance à mi-chemin entre le Roman de la rose et le musée de l’Inquisition de Carcassonne, m’a plutôt…refroidi. J’ai néanmoins pris le roman qu’elle me tendait.
Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il n’est pas dans les habitudes de Delphine Travanca de recommander n’importe quoi. Parce que, parlons net, Delphine Travanca, en matière de romans, a du flair.
Ceci exposé, a-t-elle encore une fois eu le nez creux, déniché l’une des perles de la rentrée littéraire ? Sans hésitation : oui ! Mais, sans l’immense confiance que m’inspire Delphine Travanca, le livre, à m’en tenir aux trois premières pages, aurait sûrement volé à l’autre bout de l’appartement tellement ça commençait à la mords-moi-le nœud, avec une sorte de charabia incompréhensible du profane.
Passé ce qui ressemble à une sorte de dépucelage du lecteur par Carole Martinez, on est enfin récompensé : le roman se transforme en une substance qui vous rend totalement accroc. Tellement addict que vous ne pouvez plus le lâcher. Est-ce parce que Martinez conte plus qu’elle ne raconte ? Est-ce parce que l’écriture est tout simplement… belle à en pleurer toutes les larmes de son corps ? En fait, difficile à dire. Peut-être les deux à la fois. En fait, non, pas « peut-être ». C’est bien cet accouplement, réussi, entre un mode de narration et un style d’une rare élégance, qui procure au lecteur l’orgasme littéraire que recèle chaque ligne, et dont il ne peut plus se passer.
Bien évidemment, à la lecture de cette dernière phrase, vous vous dîtes sans doute que le S.P.A.B., il n’a sûrement pas fait que lire La terre qui penche avant d’écrire son texte, qu’il ferait bien de prendre l’air de temps en temps… Peut-être même vous apprêtez-vous à allumer un cierge pour le salut de mon âme, dans l’église la plus proche. Ne perdez pas votre temps. Gardez le plutôt pour lire le roman de Carole Martinez. Des romans comme ça, c’est comme dans la chanson de Léo ferré, Les anarchistes, « y en a pas un sur cent ».
S.P.A.B.
[1] Carole Martinez, La Terre qui penche, Gallimard, 2015, 366 p, 20 euros
Extraits choisis
« Les hommes ne sont pas soumis à leur désir : ils en sont les maîtres et l’éteignent aussitôt. »
« L’enfant est un dévorant qui avalerait le monde, si le monde était assez petit pour se laisser saisir. »
« [Eve] a désobéi à son père et nous sommes toutes punies depuis. »
« Les secrets de famille sont des fantômes, on les enterre mais ils nous hantent. »
« On ne tombe jamais vraiment quand on a des bras aimants pour nous enlacer en bout de course. »
« Ce plaisir qu’elle éprouvait à être à la merci d’un être qui aurait pu la porter, mais choisissait de la précipiter… »
« L’écriture est un art. Il faut prendre son temps (…), la main aussi apprend, autant que l’œil, et il arrive qu’elle soit plus lente. »
« Toute femme humiliée peut devenir sauvage, surtout si elle est une rivière turbulente et puissante. »
« Le diable n’a que la force qu’on lui donne. »
« La puissance des représentants du divin sur terre est aussi temporelle que le reste, les croyances, elles-mêmes, sont temporelles. Les religions grandissent, vieillissent et, sans doute, finiront-elles toutes par tourner au mythe. Certains s’enkystent pour survivre, d’autres luttent pour s’imposer, pour rester vivantes, puissantes, effrayantes. Il arrive que des assoiffés de pouvoir dirigent des affamés de sens, leur tracent la voie à suivre, justifient la violence, se justifient par la violence, utilisent les sauvages pour régner sur les craintifs et terrasser les autres. Car qui mieux que Dieu peut légitimer un pouvoir temporel ? Que Dieu soit muet arrange bien les choses. »
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