Opinion de gauche
« Sortir du clapotis et définir la crise » pour Philippe Baumel - Député de Saône et Loire
Publié le 29 Juillet 2016 à 16h40
Ne devons-nous pas à ces vies fauchées dans cette tragique succession d’attentats autre chose que des règlements de compte politiciens à coups de chamailleries sur le nombre de caméras ou de policiers, présents ou non, sur l’existence de rapports, modifiés ou non ? Les terroristes aujourd’hui frappent partout, tout autant dans les centres urbains que dans les petits villages, c’est donc toute notre société qui est concernée.
Au-delà, ces attentats révèlent notre fragilité et appellent à mon sens une analyse plus globale, plus à distance aussi du noir quotidien, pour tenter de déceler ce qui fait que certains de nos concitoyens sombrent dans cette barbarie. La crise sécuritaire a évidemment toute son urgence, mais elle révèle en creux des crises plus profondes, qui la nourrissent, et qu’il nous faut essayer de dessiner, si périlleux soit l’exercice.
Que les choses soient claires : les morts méritent notre recueillement et notre silence. Que les choses soient claires : cette vague d’attentats qui nous frappe résulte d’une idéologie meurtrière qui a son autonomie de pensée et sa propre logique de conquête - le djihadisme de Daesh frappe aussi bien ici qu’à Kaboul ou Ankara. En conséquence, que les choses soient claires : il n’est pas question pour moi d’excuser ou même de relativiser. Mais nous devons bien voir aussi que cette funeste idéologie rencontre des conditions qui la favorisent. C’est le mariage du millénarisme fanatique et du désespoir social. C’est pourquoi nous devons aussi à nous-mêmes, et à ceux qui viendront après nous, une réflexion sur ce que nous sommes et ce que nous avons fait, ou défait, ces dernières décennies. Il est pour cela nécessaire de mettre quelque peu à distance un quotidien qui nous aveugle plus qu’il ne nous éclaire. Dès lors, trois crises m’apparaissent essentielles et constituent la toile de fond du mal qui nous ronge.
Crise de la raison
Longtemps la République a eu pour pivot l’école. Et à travers les enseignements dispensés en son sein, il y avait une forme de confiance résolue en la raison. La raison était perçue comme la condition de notre liberté et de notre émancipation, nous élevant au-dessus des hasards de nos naissances, de nos présupposés, de nos identités assignées.
Qu’en est-il aujourd’hui ? En vérité, la raison est au défi. La réintroduction dans notre société de présupposés religieux, à égale légitimité avec elle, remet en cause son utilité. Elle ne conduirait plus de la nuit à la lumière puisque les dogmes religieux seraient là pour ça. Pis, elle est peu à peu tournée en dérision, comme un outil un peu rouillé de la pensée humaine, de plus en plus inadapté ou encombrant, quand il n’est pas tout simplement oublié. Au-delà de la raison, c’est la validité de la connaissance, de la science qui est parfois – trop souvent – remise en cause. Les polémiques lancées par ceux qui ont une lecture religieuse du monde, quelles que soient leurs croyances, amènent à contester ce qui depuis le XIXème siècle ne faisait pourtant plus mystère, sans que personne, en face, ne trouve à s’en émouvoir vraiment…
Crise de l’Etat
Après plusieurs décennies de libéralisme et de dérégulation, l’Etat est faible. Fixe-t-il un cap, des obligations, voire des devoirs ? Non. A force de morcellement de l’autorité et de la prise de décision, l’Etat s’est peu à peu déchargé sur d’autres entités administratives, collectivités ou autres, pour se retrouver dans l’apparence plus que dans l’efficacité. Et tout cela n’a pas donné au peuple le sentiment d’avoir davantage de capacité de décision, bien au contraire. Car si l’on tente de lire les résultats des derniers scrutins, on s’aperçoit que les forces politiques extrémistes progressent. Ils sont ainsi de plus en plus nombreux ceux qui témoignent en privé leur rejet ou, à tout le moins de leur totale insatisfaction du fonctionnement de la démocratie.
L’individualisme est de plus en plus présent, à tel point que la chose publique a perdu beaucoup de son aura, voire de son autorité. Les élus sont dès lors ballottés au gré des cotes de popularité et ne cherchent plus à se faire respecter mais à se faire aimer. Ils oublient trop souvent qu’ils sont, durant leur mandat, ceux qui doivent, en toute indépendance, tenir un cap dans le sens de l’intérêt général. Au lieu de cela, trop nombreux sont ceux qui s’abandonnent et dérivent en devenant des vibrions assujettis à d’autres pouvoirs, notamment économiques ou financiers.
Spectaculaire et regrettable évolution qui a vu, en quelques années, le pouvoir de l’Etat abandonné, déplacé vers les bourses, les salles de change ou les superstructures continentales sans véritable légitimité démocratique. La politique de la France semble bien se faire aujourd’hui à la corbeille…
Crise du temps
La surabondance d’informations souvent immédiates, rapides, non explicatives nous précipite, heure par heure, dans un vécu où la réflexion est rare. La triste et cynique règle du mort kilométrique qui rend très présent ce qui se passe sous nos yeux tout en occultant ce qui se passe plus loin même si cela aura, à terme, davantage de conséquences, nous plonge dans un « ressenti » (et non une réalité) où la sensiblerie nourrit la démagogie la plus médiocre, nous conduisant assurément vers un populisme basique. Dans ce chaos de bruits, de nouvelles, chacun est sommé de réagir au plus vite, devenant omniscient, sans prendre le temps de la réflexion ou de l’analyse. Le temps ne nous appartient plus, il a comme disparu. C’est la règle de l’information en continu et la dictature de supports presse qui ne sont souvent plus que des supports publicitaires.
Rien ne vient endiguer cette glissade du sens. Ni l’Etat affaibli qui n’émet plus que de faibles signaux et se retrouve incapable d’apaiser les conflits, ni la laïcité qui est de moins en moins la colonne vertébrale citoyenne d’une société trop individualiste, ouverte au retour du religieux, ni le respect de la raison, de la connaissance, du savoir ou de la science, qui pour certains nourrissent doutes improbables, interrogations ou remises en cause ineptes. Tout cela déstructure notre contemporain et l’imprègne d’une forme d’incertitude, de doute, qui laisse les individus dans une forme de pessimisme flou où demain ne peut être que plus mauvais qu’aujourd’hui.
Le progrès et les progrès en sont altérés. Le premier a construit lui-même son échec relatif dans les consciences depuis la fin de la Seconde guerre mondiale avec l’usage de la bombe atomique. Se retournant contre l’humanité elle-même, il en a fait douter plus d’un sur sa pertinence.
Les seconds, le progrès social en tête, sont affaiblis car attaqués par la dérégulation folle et la financiarisation de l’économie, se retrouvant ainsi contredits pour ne pas dire étouffés, jusque dans les pays pourtant les plus riches. Tout au plus lui substitue-t-on la promesse d’un monde « ubérisé », c’est-à-dire de plus en plus précaire, incertain et privé de droits.
Il n’existe dès lors plus d’horizon mobilisateur clairement dessiné et l’impression qui domine est celle d’une crise des repères.
A mon sens, ces trois crises entremêlées sont parmi les racines de ce mal profond qui fait que certains des membres de notre société, nés en France, étant passés par l’école de la République, n’en n’ont rien perçu, ou si peu qu’ils s’abîment dans une vision du monde religieuse, dans sa version politique et absolue, seule à même de donner du sens à leur existence et de répondre aux funestes fantasmes nés dans leur esprit en errance. Transformés en bombes vivantes, ils mettent toute leur énergie à tenter de détruire leurs concitoyens, des institutions et un mode de vie dont ils n’ont jamais à l'évidence perçu les valeurs d’Egalité, de Liberté et de Fraternité qui les fondent.
Refonder l’Etat par des institutions fortes et rassembleuses, en jetant les bases de la 6ème République pour succéder à la 5ème à bout de souffle, remettre au cœur de la société et de l’école l’exigence de laïcité, donner à partager un véritable contrat social conçu comme une boussole par-delà les sautes d’humeur politiques et les emballements ponctuels de l’opinion sont maintenant tout autant des urgences que des nécessités. Encore faut-il partager le constat sur ces trois crises essentielles et s’abstraire du clapotis quotidien.
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