Faits divers
TRIBUNAL DE CHALON - « J'ai rien fait, je suis innocent. »
Publié le 31 Mars 2017 à 12h38
« C'est pas un monstre que vous avez en face de vous ! Alors, qu'on expédie ça entre un délit de fuite et un vol à l'étalage, je trouve que ça n'est pas juste. Tout ce monde-là mérite plus d'égards qu'une comparution immédiate. »
Maître Oztürk s'est avancé à la barre : « C'est une famille qui est en train d'exploser, et votre décision aujourd'hui aura un impact lourd sur l'avenir de tout ce petit monde. »
Le couple ne s'en sort, c'est une fille de 14 ans qui a donné l'alerte
Ce petit monde : Abdel, le prévenu, 49 ans, son épouse, leurs cinq enfants, âgés de 4 à 17 ans. Vingt ans de mariage mais une situation familiale qui dégénère depuis au moins deux ans.
L'assistante sociale du collège d'une des filles fait un signalement : la petite parle de violence au sein de sa famille. Une mesure d'action éducative en milieu ouvert (AMEO) est mise en place en août 2016, et renouvelée en février. La justice est donc déjà saisie. La Sauvegarde intervient et fait des rapports.
Et, le 19 février, madame dépose une première plainte, puis une seconde le 6 mars. Le 9 mars son conseil introduit pour elle une requête demandant une ordonnance de protection. Le réseau VIF (violences intra familiales) est alors saisi lui aussi, et trouve à cette femme fragile et manifestement aux abois un logement.
Les enfants ne sont plus scolarisés depuis le 6 mars.
« Ce dossier n'a pas reçu le traitement qu'il méritait »
Dans ce contexte exacerbé monsieur se rend au commissariat le 27 mars, pour s'expliquer, et se retrouve en garde à vue, puis passe devant le juge des libertés, est alors incarcéré le 28, et traduit en jugement le 30, hier. C'est pourquoi maître Oztürk plaide les poids et mesures : « Je ne dénigre personne, et surtout pas sa femme, mais enfin ce dossier n'a pas reçu le traitement qu'il méritait : les enfants doivent être entendus dans des cadres dédiés, par des personnes formées, il faudrait soumettre chaque parent à une expertise, il faudrait débattre dans un contexte plus apaisé. Madame est épuisée, elle n'en peut plus, mais monsieur n'en peut plus également, il veut divorcer. Il faut que ça s'arrête c'est certain, mais pas n'importe comment. »
Chacun charge l'autre, sans jamais prendre sa part
L'avocat plaide en dépit de son client, car celui-ci a tenu le crachoir tout au long de l'instruction avec une position ferme mais naïve, ou perverse : « Je n'ai rien fait, je suis innocent. »
Est-il seulement en mesure d'élaborer quoi que ce soit ? Il semble paniqué à l'idée de perdre ses enfants, il veut en demander la garde. Son épouse est absente, désormais protégée, à l'abri, on peut imaginer qu'elle aussi soit effondrée à l'idée de ne plus avoir sa marmaille auprès d'elle, comme ce fut toujours le cas.
Alors chacun charge l'autre, sans jamais prendre sa part. La présidente commence par livrer les déclarations de l'épouse, puis écoute celles du prévenu :
« Monsieur, votre femme dit que vous êtes allé, dans la nuit du 3 au 4 mars, frapper à la porte de sa chambre, que vous l'avez insultée, que vous avez pris le petit pour qu'il dorme avec vous. Que plus tard vous êtes revenus pour avoir des rapports sexuels, qu'elle a refusés. 'Tu me menaces et tu me veux ?' Vous vous êtes mis en colère, vous l'avez écrasée de tout votre poids, lui tordant les bras et le cou.
- C'est faux. J'ai voulu me reconcilier avec elle, je suis rentré dans la chambre, lui ai fait des petits câlins, des petites caresses, elle ne voulait pas, je suis parti en boudant en peu, puis j'ai fait la douche et me suis préparé pour sortir.
-Donc pas de violences ?
-Non, c'est pas mon style. »
« J'ai jamais rien fait, sauf avec des mots »
Abdel se tient droit, les deux mains posées l'une sur l'autre au niveau de l'estomac, en homme paisible. Le certificat médical du 6 mars relève sur le corps de son épouse des lésions au niveau des trapèzes, des contusions àl'épaule, aux avant-bras, aux cervicales. Minerve, contention d'un bras. « Il m'a écrasée de toutes ses forces et m'a tordu le bras et la tête. »
Abdel ne déroge pas : il n'est jamais violent, sauf avec les mots, précise-t-il. Elle le provoque, alors il répond. Faut croire qu'il a les mots qui font mal : tous les certificats médicaux versés aux débats concordent avec les récits de sa femme et des filles aînées.
Chacun à sa place : le tribunal commence par poser des bases
Maître Ravat-Sandre et maître Girardot interviennent l'une pour l'épouse, l'autre pour les filles aînées. « La violence prime, il faut que le tribunal y mette bon ordre. Il y a eu des passages à l'acte sur les enfants. »
Lorsqu'Abdel tente de discréditer la parole d'une de ses filles, la présidente hausse le ton : « Ce n'est pas l'objet des débats, cette jeune fille va mal, ce n'est pas étonnant vu le contexte. On ne va pas se tromper : vous êtes le père, vous êtes adulte, c'est votre fille, elle est majeure. »
Chacun à sa place : c'est déjà du bon ordre.
Interdiction de tout contact avec la victime, « y compris par l'intermédiaire des enfants »
L'avocat de la défense demande l'ouverture d'une information judiciaire pour que les enfants soient réentendus dans un cadre posé, que les rapports complets de la Sauvegarde soient joints au dossier, que les parents soient soumis à expertise. « Si je plaide la relaxe, on va me rire au nez, bien sûr. Mais je vous demande de faire preuve de clémence : tout est trop rapide, trop précipité. »
Le parquet avait requis, contre cet homme au casier judiciaire vierge, 8 mois de prison avec sursis assortis d'un suivi mise à l'épreuve de deux ans, comportant une obligation de soins, une interdiction de contact avec les victimes, soit son épouse et ses filles aînées, l'interdiction de rentrer au domicile conjugal.
A l'issue du délibéré, le tribunal estime qu'il n'y a pas lieu d'ouvrir une information judiciaire, déclare Abdel coupable, et le condamne à 3 mois de prison avec sursis, à un suivi mise à l'épreuve de 2 ans, à une interdiction totale de contact avec madame (« interdiction absolue, monsieur, par tous moyens »), à 2 amendes de 150 € chacune, à 500 € de dommages et intérêts pour la maman, à 200 € pour chacune des filles (à verser au Président du conseil départemental, représentant les deux mineures). Ordonne l'exécution provisoire : la justice vient de séparer définitivement et radicalement ce couple.
Abdel ne perd pas le fil de ce qui l'obsède : « Mais mes enfants, je peux les voir ? »
F. Saint-Arroman
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