Saône et Loire
Soigneur de pianos, un métier de l’ombre duquel jaillit après coup la lumière du bout des doigts
Par Michel Poiriault
Publié le 29 Octobre 2021 à 08h57
Sa carrière durant, le sudiste Michel Mourier n’aura eu de cesse de rendre très opérationnels les pianos passés entre ses mains expertes.
Pour que les artistes majuscules en tirent le meilleur parti, et que les oreilles des entendants en sortent grandies par la qualité sonore induite. Interview pour info-chalon.com
Cultiver son emballement à l’envi, atteindre l’inaccessible étoile, empoigner fermement son Graal, Michel aura réussi son pari : se mettre humblement au service des plus grands dans l’obscurité la plus totale. En étant toutefois un maillon indispensable, bien qu’oeuvrant incognito par rapport au grand public, lors d’un mano a mano avec ledit instrument de travail qui s’est révélé maintes et maintes fois gagnant. Une belle histoire vécue de A à Z.
Comment êtes-vous devenu facteur de piano ?
« Tout d’abord j’aimerais éclaircir ma fonction : je suis accordeur-réparateur-restaurateur de piano. Un facteur de piano était à l’époque un fabricant de piano, il faisait un piano de A à Z ; ce n’est plus le cas maintenant puisque les pianos sont fabriqués en usine. Depuis mon enfance j’ai toujours été attiré par le piano. L’instrument me fascinait, le son qu’il produisait m’interpellait. Adolescent j’écoutais beaucoup de disques de piano classique, Liszt était mon préféré, le son des pianos de concert, je ne sais comment l’expliquer, me transportait sur une autre planète. Au lycée j’ai dû faire un stage en entreprise, j’avais choisi un marchand de meubles car j’aimais l’ébénisterie, le bois en général. Pas loin du magasin de meubles il y avait un magasin de musique, et à chaque fois que je passais devant je restais à contempler les pianos en vitrine. C’était à Nîmes, la Maison de piano Auday, place de la Maison Carrée.
Le propriétaire du magasin de musique est venu un matin car il connaissait bien le patron du magasin de meubles, et en discutant avec lui il a vu mon intérêt pour les pianos. Il m’a dit : »Pourquoi ne ferais-tu pas un apprentissage chez moi, je cherche un apprenti ? » Le soir même j’en parlais à mes parents, ils ont rencontré le patron du magasin, et à la fin de l’année scolaire je débutais mon apprentissage de trois ans. J’ai commencé à apprendre tout ce qui concerne le piano, comment il était fabriqué, comment fonctionnaient toutes les pièces, leurs fonctions…Puis j’ai appris à refaire des pièces de la mécanique, refeutrer les éléments de la mécanique en respectant l’épaisseur des feutres peaux cuirs, remplacer les têtes et manches de marteaux, changer les ressorts lanières et garnitures, etc. J’ai appris le réglage du clavier, à faire des rechevillages (ceci signifie enlever les vieilles chevilles, ce qui tient les cordes pour l’accordage), le remplacement des cordes, le montage en cordes (ça consiste à enlever les vieilles cordes et à en mettre de nouvelles ; on part des cordes aiguës jusqu’aux cordes basses en respectant le plan et le calibre des cordes, sachant que dans une partie des cordes médiums et les basses on place des cordes avec filets de cuivre de plusieurs épaisseurs).
J’ai appris à travailler sur la structure harmonique, réparer une table d’harmonie fendue, la revernir au tampon, refaire le revêtement des touches blanches en matière plastique ou en ivoire sur certains pianos, réparer le pédalier, et même travailler sur le meuble du piano le plaquage, le vernis, l’ébénisterie. J’ai ensuite appris les techniques, le réglage de la mécanique, car la mécanique doit être réglée avec précision. Il y a des cotes à respecter pour chaque piano, car la mécanique d’un piano droit et celle d’un piano à queue sont totalement différentes. En même temps j’ai fait du pinçage, c’est la base de l’apprentissage de l’accord du piano (cela consiste à accorder sans la frappe du marteau sur la corde, on retire la mécanique et avec un petit ivoire on pince les cordes pour les faire sonner, comme avec un médiator sur une guitare). Puis j’ai appris l’accord du piano avec un accordeur, quelqu’un de très qualifié : Mario Torne. Après mon apprentissage de trois ans, je suis allé dans l’usine de piano Rameau à Alès dans le Gard, pour me perfectionner aux techniques de réglage du piano et d’accordage, afin d’acquérir de la précision et de la rapidité.
Après cela je suis retourné dans la Maison Auday, j’ai travaillé en atelier, faisant la réparation et la restauration de pianos ; je préparais les pianos pour la location chez les particuliers. J’ai commencé à aller chez les particuliers pour faire l’accord de pianos. Bien sûr, pour arriver à être un accordeur confirmé et réaliser l’accord des pianos de concert, il m’a fallu plusieurs années. J’ai effectué des stages, un chez Grotrian Steinweg en Allemagne, et un chez Yamaha France pour me perfectionner sur le réglage de la mécanique et l’accord des pianos de concert.
J’ai travaillé pour plusieurs maisons de piano dans des magasins : Toulouse à Colos Musique, Lannion à L’atelier du piano, Toulon, Saint-Christol-lès-Alès chez M. Macarie, un technicien très qualifié qui avait travaillé chez Gaveau à Paris et dans l’usine Rameau comme chef d’atelier. Puis je me suis mis à mon compte en indépendant. J’ai travaillé pour un magasin à Avignon au profit d’André Brunel, ce qui m’a permis de travailler au Conservatoire pour l’entretien des pianos, et faire des accords à l’Opéra d’Avignon et les festivals de la région. »
Vaut-il mieux être instrumentiste dans la position qui est la vôtre ?
« Pour faire ce métier il faut tout d’abord au moins savoir jouer du piano sans être un virtuose, avoir une bonne oreille, être méticuleux, manuel, avoir une sensibilité et une exigence dans le travail, être passionné, ce qui était mon cas. Etre à l’écoute des pianistes, de leurs exigences, surtout dans le milieu du concert, comprendre leurs attentes, répondre à leurs désirs, comment ils veulent que le piano soit réglé mécaniquement, la sonorité, le diapason qui peut varier du La 440, 442, 444. Il faut aussi aimer le travail bien fait, c’est sûr qu’il y a une certaine adrénaline, surtout quand on prépare un piano pour un artiste qui va effectuer un concert et qui est déjà en stress. Il veut que le piano réponde à ses exigences. Bien sûr il y a tous types de piano, des bons comme des mauvais, et on ne peut pas toujours faire des miracles malgré notre bonne volonté. Souvent les personnes ne font pas accorder leur piano régulièrement, et après il y a plus de travail à faire, car un piano doit au moins être accordé et révisé une fois par an, normalement au changement de saison. Les pianos de concert doivent être réglés et accordés à chaque fois qu’ils sont joués. Ils sont préparés en atelier, puis à leur arrivée sur le lieu du concert avant la répétition, avant le concert, et même certaines fois pendant l’entracte. Pour l’accordeur c’est un stress permanent, surtout lorsqu’il assiste au concert. Ce métier reste peu connu par un grand nombre de personnes, à part le milieu musical et les personnes qui utilisent des pianos. On reste toujours dans l’ombre des musiciens. »
Comment le métier se porte-t-il en France ?
« Il se porte bien dans l’ensemble, maintenant il y a une école de métiers de la musique au Mans dans la Sarthe, où l’accord, la réparation et le réglage sont enseignés. Bien entendu, avec l’arrivée du piano numérique ça enlève du travail, mais ça se maintient. »
Quels artistes vous ont laissé les meilleurs souvenirs ? Des anecdotes ?
«Pour ma part, faire ce métier a été un bonheur. Bien sûr j’ai dû travailler dur pour arriver à acquérir un bon niveau, ça a été des sacrifices pour ma vie de famille, pour ma femme et mes enfants, car les concerts sont le plus souvent les week-ends, et les festivals ont lieu l’été, de juin à septembre. C’est un travail difficile car il faut transporter le piano sur les lieux de concert. Un piano de concert est très lourd (de 400 à 600 kilos). Quand le concert est en plein air il faut protéger le piano du soleil et parfois de l’orage ; il faut le récupérer après le concert, puis on rentre à la maison, il est trois heures du matin, et le lendemain on recommence.
La récompense est de rencontrer des artistes que je n’aurais jamais eu l’occasion de côtoyer. En pianiste classique j’ai accordé pour Alexis Wissemberg. Une anecdote avec lui, il nous avait loué un piano pour répéter car il était à Gordes dans le Vaucluse pour une série de concerts. Quand j’ai eu fini d’accorder le piano j’allais partir, mais ma voiture avait chauffé, il n’y avait plus d’eau dans le radiateur. J’avais à l’époque une Austin mini, j’ai vu arriver Alexis Wissemberg avec une carafe d’eau et faire des allers-retours de la maison à ma voiture pour remplir le radiateur ! C’était quelqu’un de très simple et très gentil, j’étais jeune en ce temps-là, j’en ai gardé un bon souvenir.
J’ai accordé aussi pour Aldo Ciccolini, Martha Argerich, Bruno Rigutto, et bien d’autres dans plusieurs festivals, comme ceux de Radio France à Montpellier, Musique dans les vignes, Bollène, Orange, du festival du Vigan dans le Gard, Les nuits du jazz au château d’O à Montpellier, à l’Opéra d’Avignon. J’ai également accordé pour Tina Turner, Elton John dans les Arènes de Nîmes, pour Maurice Vander le pianiste de Nougaro, Julien Clerc, Michel Petrucciani au festival de la mer à Sète, Brad Mehldau au Palais des papes d’Avignon, Ray Charles au Théâtre antique d’Arles, Gilbert Montagné qui est quelqu’un de très abordable et avec qui j’ai pu bien parler, Véronique Sanson, France Gall, Eddy Mitchell, et bien d’autres artistes de jazz, de variétés comme Michel Leeb, lequel appela le SMUR pour moi car après avoir accordé le piano pour son concert j’ai été bloqué du dos. En effet, le matin en transportant un piano la personne qui le transportait avec moi l’a lâché, et pour le retenir je me suis fait mal. Il s’est avéré que j’avais une hernie discale, et j’ai dû être opéré.
Si vous deviez contempler votre carrière, qu’est-ce qui vous viendrait à l’esprit ?
«C’est d’avoir réalisé ma passion. Je ne crois pas que j’aurais pu faire autre chose. J’ai eu le plaisir d’avoir entre les mains des instruments d’exception, j’ai pu aussi jouer en tant que pianiste sur des Steinway grand concert. J’ai par ailleurs contribué à la joie de ceux qui viennent écouter un concert, apprécier les musiciens et aussi l’instrument. J’ai aussi permis à des particuliers de jouer sur des instruments justes et bien réglés. J’ai apporté de la joie, du plaisir, et pour moi également. »
Crédit photo : DR Propos recueillis par Michel Poiriault
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