Culture

« Une fille de province » de Johanne Rigoulot

« Une fille de province » de Johanne Rigoulot

Une scénariste et écrivain née à Chalon où elle vécut jusqu’à sa majorité, est revenue sur cette terre faire un travail d’enquête : Sara, douce enfant, était à l’école avec elle. Mais Sara a tué, a connu la Cour d’assises, la réclusion criminelle, et Sara s’est suicidée.

De ces deux années de travail et de ses séjours fréquents à Chalon, la parisienne qu’est devenue Johanne Rigoulot a tiré un livre, paru aux éditions Avrils. Le titre de l’ouvrage, « Une fille de province », est équivoque puisqu’à le lire on se dit que la fille, c’est surtout elle, l’auteure, qui se raconte tout en fixant des photos de la ville, dans les années 70, puis 80, jusqu’à l’autre fille de province, une camarade d’école au destin criminel. 

Ce travail de mémoire collective - l’histoire de Chalon-sur-Saône, les constructions des années 60, son identité de ville qui se pousse du col se battant « pour anoblir le commun », la rapidité avec laquelle à Chalon comme ailleurs, l’essor économique de ces années-là a modifié le tissu social et culturel, constitue indéniablement une richesse du livre.

La misère des années 70, remember

On aime les pages qui décrivent la relégation des plus pauvres dans des baraquements de tôle (« nommés cité d’urgence », chaque cabane n’est qu’une seule pièce dont le sol est de terre battue, dans les années 70) parce qu’elles donnent le vertige de l’histoire qui va trop vite. On aime découvrir les noms de quartiers disparus ou transformés, même peu (le PLR des Charreaux, dit alors le quartier « des Poètes », le quartier du Stade, la ZUP, les Aubépins). On revisite la ville ainsi, on marche sur son passé récent. 

Un regard attentif porté sur tout le monde, auteure comprise

« Sara », d’ailleurs, vivait dans un de ces baraquements. Pas la jeune Johanne qui ne cesse, devenue adulte, de relever, de marquer les différences et de mettre en balance deux chemins de vie déterminés par les conditions sociales et culturelles dont elle-même a su faire son grain – non sans mal, elle l’écrit honnêtement -, pendant que l’autre finit dans l’abîme. 

En 1991 à Chalon, stupeur : une antiquaire est tuée sauvagement

On est donc à Chalon, on est aussi dans ce que devient une provinciale à Paris, on est en 1960, en 2000, en 1980, en 2023, ces méandres nous imprègnent de tout ce qui est nécessaire à aborder l’autre sujet, l’autre fille de province devenue « la meurtrière de l’antiquaire ». 
De fait, des policiers s’en souviennent. Gros fait divers pour le public, effraction sanglante dans le quotidien des proches de la victime mais aussi de « la meurtrière ». 

Au fil des pages, l’auteure nous livre les difficultés de ses recherches de témoins, de documents, de minutes du procès, sur des faits pas si anciens mais sur lesquels du plomb a coulé : on ne peut vivre à l’endroit du meurtre tout simplement parce qu’il est invivable de s’y tenir. Les procès servent aussi à border ce gouffre. 

Livre riche en pistes de réflexions

On ne s’attarde pas sur cette partie du livre : elle est à découvrir, riche d’informations et de réflexions qui chaque jour auraient leur place au tribunal judiciaire. L’abord de la santé mentale, le recours aisé à la camisole chimique et toutes ses conséquences – « corrosion chimique » dans le cas de Sara -, la question de l’insertion professionnelle (à marche forcée, plaçant « les plus fragiles » à des postes exigeants), la violence intrafamiliale (« une enfant mal armée, privée de sommeil et bourrée de coups »).

Le mot « désastre » signifie « mauvaise étoile »

Le scalpel de l’auteure fend jusqu’à l’apparent privilège des couches sociales qui portent beau mais qui hébergent elles aussi leur lot de misères (le déterminisme social ne contrarie pas la condition humaine, il permet juste éventuellement de l’oublier). 
L’antiquaire de la place Saint-Vincent avait 85 ans mais tenait encore boutique car « faute de retraite, fermer est impensable ». Une intervention chirurgicale l’envoie en convalescence dans une maison de retraite en ville, elle y rencontre Sara qui y travaille. Un jour elle lui propose de devenir sa garde-malade de nuit. Le crime ne tarde pas. Le récit évoque des signaux d’alerte, identifiés comme tels après-coup.  

Il faut jouer le jeu de la mise en abyme

Le rythme du livre dont les chapitres jouent avec les focales finit par prendre le lecteur dans la trame de ses récits.  Il faut jouer le jeu de la mise en abyme, s’en laisser toucher sans en tirer aucune certitude. A cet endroit que la forme fonctionne bien : une mise en abyme pour border un abîme mais le border d’un hommage à cette petite fille si douce, si maltraitée, si battue, doublant des classes, devenue criminelle. La justice est passée – et selon l’auteure, mal passée -, Sara peut revenir parmi nous.

Ce mystère des failles en chacun

« Je suis venue à Chalon déterrer le souvenir d’une petite fille née victime et morte coupable », voilà l’argument de la quête de Johanne Rigoulot, revenue donner chair à sa ville natale et appuyer là où nous sommes censés tous avoir mal : ce mépris social si puissant – y compris lorsqu’il avance déguisé en âme charitable -, et ce mystère des failles en chacun. Qu’est-ce qui permet de tenir debout ? Par quelles branches se rattrape-t-on ? Qu’est-ce qui fait chuter ? Ces questions traversent chaque page du récit. 

Une balance qui ne sait donner la pesée exacte

Ce livre est aussi un récit littéraire sur la balance, celle qui ne saurait en réalité déterminer la pesée entre tous les « systèmes » sociaux qui « ont échoué à colmater ses failles intimes » et « le souffle d’une tragédie impossible à enrayer ». 
Du constat de cet impossible découle une nécessité, celle de la justice sociale.

Johanne Rigoulot sera à Chalon ce vendredi, à la librairie La Mandragore, à partir de 18h30 pour signer son livre, « Une fille de province », et à 19h30 pour une rencontre avec le public (réservation conseillée). 

FSA