Chalon sur Saône
L’univers foisonnant de Thierry Pinette, collectionneur d’objets religieux
Par Nathalie DUNAND
Publié le 27 Décembre 2019 à 14h10
En novembre dernier, nous avions rencontré Mathieu Pinette pour retracer la lignée de cette grande famille chalonnaise. Info-chalon poursuit son investigation en rencontrant son frère, le Docteur Thierry Pinette, spécialiste des objets de dévotion à usage domestique des XVII et XVIIIes siècles. Collectionneur avide, reconnu dans toute la France pour son expertise, Thierry Pinette nous introduit au cœur de son monde… hallucinant. Le mot est pesé, tant le contact direct avec ces objets insolites et somptueux est impressionnant !
Inutile de présenter Thierry Pinette, descendant d’une famille de grands industriels chalonnais, médecin généraliste à Mellecey, et surtout collectionneur passionné d’objets de dévotion « à usage domestique ». Cette dernière précision mérite un éclaircissement pour les non-initiés que nous sommes.
Jusqu’au XVIe siècle, la pratique religieuse s’exerçait exclusivement dans les lieux consacrés (églises, abbayes…) ou en pèlerinage. À partir du Concile de Trente (1545-1563) — qui encourage l’exercice de la piété avec le support de l’image et le culte des reliques, au rebours des protestants —, les objets de dévotion entrent dans les foyers, d’où le mot « domestique ». Thierry Pinette ne s’intéresse qu’à ces objets-là, qui trônaient dans un intérieur privé aux XVIIe et XVIIIe siècles. On sait assez peu de choses sur la dévotion privée : comment ces objets étaient-ils installés dans les intérieurs, comment les reliques étaient-elles acheminées, aucune étude approfondie n’a encore été menée. Avancer dans la connaissance de ces objets — fabrication, fonction, usage et signification — est le travail de toute une vie, auquel Thierry Pinette consacre son temps libre et son budget.
Prémices familiales : le culte de l’objet ancien chez les Pinette
« Je me souviens que chez mes grands-mères, il y avait pléthore d’objets, comme les strates de différentes époques, c’était fascinant ! Toute mon enfance a été baignée dans ces décors encombrés de vieux objets. J’adore ça. Je dirais même que le neuf me met mal à l’aise, depuis toujours. Parmi tous ces objets hétéroclites, ma grand-mère maternelle possédait une boite à reliques du XVIIIe siècle. Je pouvais passer des heures à la regarder. D’ailleurs, quand je la prête pour des expos, je n’aime pas la savoir transportée, manipulée, elle a une valeur sentimentale forte. Mais j’ai toujours prêté beaucoup d’objets : ils sont faits pour être vus. »
« Je chine depuis tout petit, c’est inscrit en moi. Ma première boite vitrée, je l’ai achetée à 12 ans à Saint-Rémy de Provence. Et croyez-moi, faire un tel achat à cet âge, ça n’a pas été simple, il a fallu demander à mes parents l’autorisation de casser ma tirelire. » Thierry Pinette précise avec malice que sa « collectionnite aiguë » est peut-être d’origine familiale et remonterait à son aïeul, Paul Pinette, qui collectionnait les médailles, les monnaies, les statuettes.
L’appartement du collectionneur est à l’image de celui de ses aïeules : un foisonnement impressionnant d’objets anciens, qui ne laisse aucun vide. « Tout m’intéressait : faïence, verrerie, jouets… Chez moi, tout est vieux, les meubles, la vaisselle, la décoration, il n’y a rien de neuf. Même lorsque j’étais petit garçon, lorsqu’on m’achetait des vêtements par exemple, c’était un pensum, comme si le neuf me gênait. »
Il partage, avec son frère Matthieu, le culte de l’objet ancien : sa beauté, son raffinement, son histoire le captivent. Le passionné n’est pas dénué d’une lucidité amusée : « Je me laisse dévorer par les objets, mais je suis consentant. Ils me le rendent bien. »
Création de l’association Trésor de ferveur
Sa collection d’objets de dévotion à usage privé compte aujourd’hui plus de 7 000 objets. Un logement entier, loué en guise d’entrepôt, n’y suffit plus : son appartement et jusqu’à son cabinet médical reçoivent quelques pièces de collection. Ce n’est pas le nombre de pièces acquises, mais l’expérience qui font l’expertise du collectionneur. On l’aura compris, Thierry Pinette est de ceux-là.
« Mon but est de faire connaître le travail accompli dans chacun de ces objets. C’est pourquoi je veux les exposer. Et pour cela, passer par une association offre davantage de visibilité, soit pour exposer, soit pour recevoir les donations des familles. C’est l’objectif de l’association Trésor de ferveur, créée il y a 22 ans, en 1997 : collecter, étudier, restaurer et exposer ces objets de dévotion privée.
Époque et fonction
« Avant l’ère des assurances, c’était la religion qui protégeait les gens. Les chrétiens ont toujours conservé les reliques (restes d’ossements) des saints martyrs. Les objets de dévotion à usage privé avaient cette fonction-là : manifester la gloire et le prestige du saint dont il contenait les restes et, au-delà du saint lui-même, de la communauté qu’il protégeait.
Il s’agit aussi d’objets de maison qui s’harmonisaient avec l’intérieur, c’est pourquoi ils sont colorés, parfois richement décorés, plus ou moins volumineux, selon les moyens des familles. »
La plupart datent des XVIIe et XVIIIe siècles. À cette époque, on assiste à une explosion des couvents qui, pour assurer leur subsistance, fabriquent des objets religieux, que les familles catholiques aisées pourront acheter. On l’aura compris, ce sont essentiellement les sœurs, et parmi elles les plus artistes, qui conçoivent puis réalisent ces objets. Ils seront produits massivement devant la forte demande des particuliers, désireux de pratiquer la dévotion privée… À la fin du XVIIIe, pendant la Révolution, une grande partie sera détruite ou cachée. Leur intérêt décroît au XIXe et XXe siècle, et ceux qui subsistent furent mis au rebut, malgré leurs qualités artistiques. Depuis quelques années, notamment grâce au travail d’associations comme Trésor de ferveur, ils sortent de leur anonymat forcé, sont exposés au grand public et deviennent un sujet d’étude.
Le cœur de la collection
L’association Trésor de ferveur est surtout connue pour ses reliquaires à papiers roulés… bluffants ! Explications : le reliquaire est un moyen imaginé par les religieuses pour mettre en valeur les saintes reliques réputées posséder des vertus protectrices. Ces reliquaires à domicile témoignent d’un travail artistique extrêmement minutieux, digne d’un orfèvre. Disons-le tout de go : il est impossible de concevoir l’effet produit par ces reliquaires à papier roulé devant une photo, qui a peine à rendre les reliefs. Il faut véritablement être devant l’objet pour recevoir toutes les impressions qu’il suscite en vous. Somptueux, précieux, incroyables… Le vocabulaire manque pour décrire la première rencontre. S’agit-il d’or et de pierres précieuses ? Non, ces reliquaires sont décorés en papier ! Je vous le disais, c’est bluffant ! On ignore encore beaucoup de choses sur la technique de fabrication. Il reste peu de religieuses aujourd’hui, capables de l’expliquer. Tous ces décors sont constitués de minuscules éléments assemblés, fabriqués à partir de très fines bandelettes de papier doré sur tranche, roulées ou plissées. Sachant cela, on mesure d’autant plus le travail accompli, servant souvent d’exutoire à la religieuse : les travaux manuels faisaient partie d’un rituel d’occupation quotidienne. Bien sûr, le décor imaginé, varié à l’infini, met en scène des épisodes de la vie des saints et constitue l’écrin des reliques disposées ici et là, assorties du nom du saint. L’ensemble est contenu dans un caisson tapissé, recouvert d’un verre, lui-même rehaussé d’un cadre doré. Une sorte de tableau en 3 dimensions. Une sœur — même s’il s’agissait d’un travail commun — ne signait jamais son travail : une marque d’humilité chrétienne. Il est possible de deviner la provenance des reliquaires en fonction de leur manufacture : couvent des carmélites, bénédictines, chartreux d’Avignon ou de l’île de l’Erens. Ainsi le Dr Pinette nous présente les reliquaires du monastère des Ursulines de Toulouse, celui de la Visitation de Lyon ou les Visitandines de Paray-le-Monial.
Un marché qui évolue
Le matériau étant modeste, ces objets ont longtemps été déconsidérés. Il y a plus de 30 ans, il arrivait que Thierry Pinette en retrouve dans un piteux état, arrachés à leur cadre qui, lui, trouvait preneur. Ce désintérêt explique aussi le manque d’études sur le sujet, et la difficulté à collecter des informations. « C’est une matière vivante et réparable, explique le collectionneur qui restaure également ses œuvres. Mais les bandelettes dorées sur tranche sont quasiment introuvables depuis 30 ans. Et la qualité du papier n’est plus aussi bonne, ça joue beaucoup sur le rendu. »
Le marché a évolué, là aussi. Dédaignés, voire ignorés pendant deux siècles, ces objets sont enfin considérés, leur prix variant de 100 € à 5 000 €. Fabriqués dans toute l’Europe catholique, ce sont les pièces françaises qui intéressent le collectionneur, même s’il possède certaines pièces italiennes. « Les reliquaires à papier roulés italiens sont parfaitement exécutés, la technique est maîtrisée, mais elle manque de cet élan, cette fantaisie qu’on retrouve dans les pièces françaises. Les différences stylistiques marquent aussi les époques : au XVIIIe, l’aspect religieux laisse progressivement le pas à la fantaisie, voire la drôlerie. »
Une pièce particulièrement somptueuse, datant du début XVIIIe, a été créée en remerciement à l’Archevêque de Lyon, donateur généreux du couvent, par les Annonciades (voir photo). Outre la beauté du cadre, massif et richement travaillé, ses dimensions imposantes (70 x 88 x 5 cm), on notera l’utilisation de miroirs — très chers à cette époque — figurant ici une mare, là l’arrière-plan de la scène. Une autre, fabriquée par les Ursulines de Toulouse au XVIIe siècle, est ceinte d’un cadre ovale, plutôt rare parmi les reliquaires. Il représente le baptême du Christ.
Et la crèche, là-dedans ?
Parmi la collection que gère l’association Trésor de ferveur, les crèches sont finalement une partie restreinte (à peine 50 pièces) de ce qu’on nomme les boites vitrées. Mais à l’époque de Noël, il n’est pas inintéressant de se focaliser un instant sur cet objet et sa symbolique.
Au Moyen Âge, le nom « crèche » désigne une « mangeoire pour les bestiaux », la mangeoire où Jésus aurait été déposé à sa naissance, dans l’étable de Bethléem. Par extension, c’est la scène représentant la Nativité avec la Sainte Famille et l’Enfant-Jésus, entourés des animaux (le bœuf, l’âne) et les personnages venus l’adorer (bergers, anges, Rois mages). La crèche incarne la signification de la fête de Noël : le message d’amour de Dieu pour l’humanité, qui envoie son fils unique afin de la racheter.
Après la Révolution, pendant laquelle cette pratique religieuse est interdite, les crèches se multiplient dans les maisons de familles aisées, sous forme de boites vitrées appelées « grottes » ou « rocailles » apparues au cours du XVIIe siècle : les figurines, réalisées en cire, en mie de pain (une tradition dans le Midi) ou en verre filé, apparaissent dans un décor tantôt exotique, tantôt inspiré de la vie locale, avec des personnages typiques de la région. « En général, explique Thierry Pinette, quand on parle de crèche, les gens pensent aux santons, mais aux XVIIe et XVIIIe siècles, les santons n’existaient pas et j’avoue qu’ils ne m’intéressent guère. On fabriquait des crèches vitrées très paysagées, riches en détails, souvent festives et colorées. Le nombre d’éléments est fascinant, c’est une accumulation de symboles raisonnée. Quelques figurines pouvaient représenter la famille des acquéreurs. » Pour rappel, les santons (« petits saints » en provençal) sont ajoutés dans les crèches à Marseille, au début du XIXe siècle ; ils représentent les petits métiers de l’époque.
Parmi le corpus imposant des boites vitrées, notons les cires de Nancy, qui ont fait l’une des renommées de la ville au XVIIIe siècle. Ce sont des tableaux en bas-relief, composés de personnages dont le visage et les mains sont en cire, les yeux en verre, les cheveux et les cils naturels, le corps recouvert de riches étoffes. Ces figurines sont disposées dans un caisson profond, permettant une mise en scène religieuse. La Cène (voir photo), pièce de taille imposante, offre un spectacle saisissant de vérité pour tout spectateur. La précision des visages, les pieds qu’on aperçoit sous la table, la véracité des détails font qu’on entendrait presque le bruit des couverts.
La cellule de nonne, une sorte de « boite de poupée pieuse »
Changeons d’époque. La collection de Thierry Pinette ne se limite pas aux reliquaires. Une pièce entière est dédiée à de curieuses miniatures en carton qui reproduisent, à l’identique, la cellule — c’est-à-dire la chambre — d’une religieuse. Cette pratique étonnante a cours au XIXe siècle. « Quand votre fille entrait dans un ordre (franciscaines, dominicaines, carmélites) pour “épouser le Christ”, vous pouviez ne plus la revoir. Alors comme souvenir, elle fabriquait cette boite, envoyée à la famille et aux amis. C’est un des rares témoignages dont on dispose pour connaître l’aspect des cellules qu’habitaient les sœurs », explique M. Pinette.
L’une de ces boites vient du Carmel de Chalon-sur-Saône (voir photo) : on y voit la maquette d’une chambre décorée sobrement, invitant à l’ascèse : un lit, une chaise, un panier de pelotes de laine. Une poupée agenouillée représente la sœur dans son habit de carmélite. Sur les murs, un tableau du Christ, la croix et (sur un autre pan) celui d’un crâne exprimant le memento mori qui rappelle la vanité et la fugacité des réalisations terrestres et invite à concentrer ses pensées sur la perspective de la vie après la mort. Une spécificité des cellules de nonne chalonnaises : la maquette est complétée par un toit dont le pignon est orné d’une horloge arrêtée sur 3 h. L’heure de la mort du Christ…
La décoration de la cellule de nonne est parfois augmentée pour plaire à la famille : n’oublions pas qu’il s’agit aussi d’un élément de décoration. Certaines sont minuscules, contenues dans un œuf véritable ! (photo)
Thierry Pinette possède environ 150 boites de nonne. Dernièrement, une équipe de recherches du CNRS s’est intéressée de près à ce trésor, pour étudier le parallèle entre l’enferment carcéral et l’enfermement monastique. Affaire à suivre…
Parole de collectionneur
Nous finirons par quelques questions posées au collectionneur.
Par exemple celle-ci : qu’est-ce qui séduit dans l’objet de la collection ? En d’autres termes, pourquoi le choix des objets de dévotion privé, plutôt que les boites d’allumettes ou les timbres ? « La signification religieuse est là, mais elle n’est pas importante. C’est l’objet lui-même qui me séduit : on peut le trouver kitch, moche, obsolète, moi je le trouve fascinant. On peut le regarder pendant une heure, on verra toujours de la vie, du foisonnement et des détails drôles aussi ! Les boites vitrées sont extrêmement signifiantes par ce qu’elles racontent. C’est pourquoi je ne peux pas acheter sur photo, j’ai besoin de les voir de près pour de juger si, oui ou non, elle est bien dans le tissu de ma collection. »
Comment définiriez-vous l’esprit d’un collectionneur ? « Pour moi, c’est un passeur. Je me considère comme dépositaire de ces objets, pas propriétaire. Je veux transmettre, faire comprendre la magie de ces objets aux gens. Je crois que c’est la volonté de tous les illuminés comme moi, glisse Thierry Pinette dans un sourire. »
Par Nathalie DUNAND
[email protected]
Site de l'association (et vente de catalogues) : http://www.tresorsdeferveur.fr/
Tel. : 03 85 44 30 38
Mail : [email protected]
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